MÉDITERRANÉE (edição francesa)


44 poèmes

(Leça da Palmeira, Venade et Torre da Medronheira, 2012-2015)

 

éditions fédérop, Gardonne, 2019 

traduction de Catherine Dumas
collection Paul Froment 
direction littéraire de Bernadette Paringaux et Jean-Paul Blot 

 

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MARC DELOUZERecours au Poème, 21.11.2021
João Luís Barreto Guimarães, Méditerranée

««Sans doute parce que je le considère comme étant le romancier le plus fondamental parmi les vivants, je me suis souvent demandé comment j’aurai osé écrire de la poésie si j’avais vu le jour au pays d’Antonio Lobo Antunes.  Je n’ai pas de réponse à cette absurde question.

Aussi ce n’est pas sans une certaine appréhension que je me lance dans la lecture d’un recueil traduit du portugais. Le front plissé, le regard légèrement de biais, j’avance à tâtons, un pied, puis un autre comme dans l’eau froide d’une rivière, prêt à ressortir sitôt que… Et d’un coup je plonge. En l’occurrence dans la Méditerranée de João Luís Barreto Guimarães. Et n’en ressors que parvenu sur l’autre rive, riche de courants multiples, parfois contraires, qui m’ont modifié. Riche mais humble devant le miracle de la découverte : Le sacré c’est d’être capable de voir / mais de vite baisser le regard — / tel le coquelicot blessé qui des heures après avoir été recueilli se / rend en s’inclinant devant le mystère / du monde. La justesse, la beauté de certaines images le doivent aussi à ce rythme tout en déséquilibre, presque syncopé, qui fait avancer, avancer le lecteur — s’il s’arrête, c’est la chute dans son propre silence.

La poésie de Guimaraes n’est pas une « poésie de voyage », c’est un voyage en soi. Et tout au bout, rien ne finit, tout recommence : Pour certains la / fin de la terre est à coup sûr / la fin du monde. Pour d’autres la / fin du monde est / le commencement du voyage. Et c’est, à chaque poème, le grand départ, toujours recommencé. Egypte, Grèce, Italie, Espagne Maroc, Ulysse, Phoebus, statues auxquelles il manque des morceaux (le poète s’interroge plus loin : où nous attendent-ils ?), Titus, Nabuchodonosor, Auschwitz. Le temps, l’espace, c’est de la langue. Et par la langue le poème n’habille pas, il met nu.

L’impression parfois d’une poésie savante (Camoëns oblige !), parfois tout près de nos pieds : Je n’aime pas demander un Coca-Cola et entendre : / « Un Pepsi ça ira ? ». Il y a du  Michaux et  du Prévert. Humour et cruauté, légèreté et tragédie.  Je préfère les héros sans nom au / nom des grands héros. Ça tombe bien, nous aussi.

Un livre est une maison. Certaines sont ouvertes, certaines sont fermées. Mais toutes nous protègent et doivent nous aimer : Où est-elle la /joie où nous fondions notre maison / (la quête pour fenêtre la tendresse / pour toi) ? Entrez dans celle-là : il y fait chaud et clair.

Et puis la traduction. Ici remarquable, eu égard au tout-venant souvent si pathétique des traductions poétiques. Elle semble coller comme une seconde peau au corps du vers. Ainsi s’ouvre un poème : Dans quelle langue coule un fleuve quand / il traverse la frontière ?   La même, bien sûr ! Changez fleuve par poème : la réponse coule d’une même source.»

 

DANIEL RODRIGUESrevue Sigila, 2020/2, n.46
João Luís Barreto Guimarães, Méditerranée / Mediterrâneo

«Publié au Portugal en 2016, Mediterrâneo, neuvième recueil de poèmes de João Luís Barreto Guimarães, est paru à la fin 2019 en français : Méditerranée / Mediterrâneo, chez fédérop, dans une traduction remarquable de Catherine Dumas. Signalons que le poète a reçu, pour cet ouvrage, le prix António Ramos Rosa en 2017. Si le territoire méditerranéen semble délimiter les déambulations du poète, il ne s’agit pas d’un territoire démarqué par une géographie ; il circonscrit de fait toute une culture, ou, comme le dit la citation qui clôt le recueil, « Les sages de l’Antiquité enseignaient que les confins de la / Méditerranée se situent là où s’arrête l’olivier ».

Le poète montre l’écart entre la promesse d’une culture dont on serait les héritiers et l’échec de sa transmission. Il dresse un inventaire des pièces d’un héritage toujours menacé par l’oubli. Chaque ruine, paysage ou ville, semblent ainsi menacés par un temps pauvre qu’il ne cesse de dénoncer : « Je n’aime pas la Méditerranée / transformée en cimetière ». Il s’agit aussi d’une poésie sur un secret non révélé. Dans le poème «Églises d’Europe», le poète suggère que ce secret se retrouve dans « la beauté / agnostique de la pierre » d’une église désormais habitée par « des touristes païens ».

Comme la mémoire, les poèmes reviennent sans cesse sur l’expérience métamorphosant le vide en promesse. Par exemple, dans le poème « Ce qui est infini », l’absence d’un ami disparu devient une présence absolue. Le poète dialogue avec le vide, comme dans la question « Où es-tu si tu n’es plus là ? », pour retrouver enfin sa présence partout, car un peu plus loin nous lisons : « peut-être t’a-t-on semé à travers rues / dans ce qui ne s’arrête jamais ». C’est ainsi que le temps infini se retrouve dans l’infime écart existant entre la mémoire et l’oubli, ou comme l’écrit le poète, il se retrouve dans «[...] un rayon d’après-midi encore à résoudre. / Il ne durera sûrement pas beaucoup (l’oubli / l’attend) [...] ».

Le poème qui ouvre la troisième partie – le recueil en compte quatre – suggère que le temps infini est aussi celui d’une poésie sur la «boue de l’Histoire» qui recouvre «Strates / sur strates» les objets retrouvés au long du voyage. Néanmoins, le poète n’essaie pas de reconstruire une archéologie des fondements de notre culture car, lorsqu’il s’agit d’une archéologie, elle dévoile un geste immobile, une « danse absente » révélée dans la « dansa des vagues »1 d’un bateau amarré dans un port de Mykonos ou dans le mouvement d’un chat qui s’étire dans « les longues après-midi ». Entre mémoire et oubli subsiste donc le même rapport qu’entre le temps long de l’Histoire et le temps de l’expérience humaine. La poésie de Barreto Guimarães retravaille cet écart et met en scène un « symptôme » (Didi-Huberman2), qui dévoile à la fois le passé et le futur. Dans res ipsa loquitur, l’inscription sur une ruine de Split indique ces deux temps. Pourtant, au lieu de partir à la quête de Dioclétien, le poète scrute les graffitis qui ridiculisent tant l’empereur romain que l’ironie du temps, car « [l]e Romain / ignore tout / du pétrole de la Dalmatie ».

Pour le poète, l’ironie est l’une des manières de révéler les secrets du temps infini. C’est elle qui met en relation la durée de l’extase de sainte Thérèse, fixée par Bernini, et « notre jalousie » face au « [...] cri / de sa / douce / douleur ». C’est elle aussi qui fait coïncider les deux horloges sur une île de Malte dont « l’une / marquait l’heure exacte pour les fidèles / l’autre l’heure fausse pour tromper le diable ».

Ce recueil vient réparer la méconnaissance par le public français d’une des voix les plus percutantes de la poésie contemporaine portugaise. Il donne l’opportunité de découvrir la tendresse de sa voix et la férocité de ses dénonciations. Si le monde du poète se montre pauvre et désormais régi par des bureaucrates comme le personnage de M. Lopes, sa poésie ne se laisse jamais appauvrir car le poète cherche toujours « plus de la vie / (plus que cet épais néant) », même s’il ne sait pas « l’expliquer ». Et c’est dans cette quête que se trouve alors le secret du temps infini, celui de la poésie.»

1 La traductrice choisit de maintenir le mot dansa pour révéler l’allusion au poème de Sophie de Mello Breyner Andersen.
2 George Didi-Huberman, L’Image survivante, Paris, Éditions de Minuit, 2002, p. 164.    

 

DIDIER GAMBERTLichen – Revue de Poésie n.º 53, Oct 2020.

«Les éditions fédérop, auxquelles on doit la publication d’œuvres de troubadours tels que Jaufré RudelBertrand de Born et bien d’autres, viennent de publier, dans la collection Paul Froment, un recueil du poète portugais João Luís Barreto Guimarães, né en 1967. L’auteur fait partie, dans la mesure où il exerce la chirurgie réparatrice, de la « caste » des médecins-poètes, comme l’était Victor Segalen et comme auraient pu l’être Aragon ou André Breton s’ils avaient persévéré dans cette discipline. On apprend, en lisant la quatrième de couverture, qu’il est parfois défini comme « un poète qui opère ».

L’ouvrage, bilingue, propose par conséquent au lecteur de savourer les textes dans les deux langues, celle d’origine et la traduction.

Méditerranée : le titre choisi pour unifier l’ensemble joue, semble-t-il, sur la dimension à la fois géographique et historique, voire mythique, du terme. Le poète, dans des textes d’une grande simplicité, nous livre un ensemble de méditations, d’où l’humour ainsi que l’émotion sont rarement absents. Notons, dès le début, la référence à Spinoza. La célèbre formule : « Deus sive natura » (Dieu ou la nature : Dieu, c’est-à-dire la nature), est en effet choisie pour éclairer le sens du premier poème du recueil.

On peut prendre pour emblème de cette tendance méditative le poème suivant, consacré à un chat : « Les longues après-midi passées par le chat étiré / à méditer (de qui le chat est-il le spectre / c’est au chat / de le révéler). Toute la matinée consacrée à / annuler des mouvements / (une petite feuille sur le sol / l’obstination du vent) toute chose / faisant du bruit ou bougeant avec insistance : / sur son territoire / ça non. / Des ruines alentour. Silence / dans le silence. Le temps même à l’arrêt afin de / donner l’exemple » (p. 45).

De cette petite scène, où le « je » figure en creux, en tant qu’observateur-narrateur, on retiendra le sens de la chose vue, de l’observation méditée. Le poète s’essaie à donner du sens au manège d’un simple chat, animal méditerranéen s’il en est, et l’associe à une quête perpétuelle de silence et d’immobilité, propice à la méditation.

Le « je » est cependant loin d’être absent de cet ensemble de textes, mais il s’agit d’une sorte de « je » désincarné, spiritualisé, méditatif : « Il a duré une seconde le geste / (trace d’un sentiment) je sors / à sa recherche mais le geste / n’est plus là. Sa / danse absente de la surface de l’air / (éthique ou amoral ?) je ne / puis que le deviner. Comment revenir au pathos/ si je ne l’ai jamais eu en mémoire (était-ce / un geste passionné ou / un / geste sans histoire ?) » (p. 15).

Ce « je » est un lecteur de signes, une sorte d’interprète. Là encore la poésie montre qu’elle consacre une grande part de son énergie à exprimer ce que l’on peut nommer « les pensées délicates ». Ici, le poète est à la recherche de la trace que peut laisser sur la terre, ou dans l’espace, ce qu’il y a de plus évanescent : un simple geste. Et qu’est-ce qu’un « geste sans histoire » dans un univers habité par l’Histoire, justement ?

Le poète envisage en effet l’espace méditerranéen dans sa dimension temporelle : cette terre, cette mer ont été le théâtre premier de l’histoire de l’Europe, de sa pensée et de ses arts. Comme l’air s’avère incapable de retenir la trace d’un simple geste, qu’en est-il de l’élément labile qu’est l’eau, où glissèrent les navires et que battirent les rames ? « […] Au tour à présent / de la mer de nous toucher (la / mer intérieure primitive / le bouillon matriciel) / hier fendue par des rames depuis la Phénicie jusqu’à / Carthage. Elle est ici la mer d’Ulysse (celle / que Xerxès a flagellée) une mer qui / n’appartient pas au passé / (parce que le passé est présent) où / le temps passe lentement car toujours remis à plus tard / comme les chats dans les ruines (tuant / le temps / avec du temps) frappant de la queue des ennemis / imaginaires » (p. 57). Les traces ont disparu de l’air et de l’élément liquide, le temps est chose immatérielle, un rêve abandonné à la queue des chats.

Ceci étant dit, des noms célèbres parcourent le recueil : UlysseXerxèsArchimèdeCésarTibèreCastor et Pollux, etc. Il s’agit bien de mettre en perspective l’espace méditerranéen.

Cela conduit parfois à des réflexions amusantes : « Ce / fut certainement un parfum. L’un des / plus décolletés / (généreux / triomphaux) qui retarda Ulysse sur son / retour à Ithaque. De ces parfums symétriques / (orgueilleux / décidés) qui obligent le regard / à se tourner. Ce ne peut être que cela (ce / fut certainement un parfum) / un parfum comme celui-là consentait / presque tout » (p. 25). Façon plaisante d’expliquer le temps passé par Ulysse auprès de Calypso : l’oubli de Pénélope causé par un parfum, un simple parfum… 

Toutefois, l’auteur a choisi d’embrasser l’univers méditerranéen dans son ensemble : le monde grec se mêle à celui qu’a mis en place l’Hégire, l’histoire confuse des siècles qui se succèdent : les « Églises d’Europe » montrent comment les styles s’imbriquent les uns dans les autres : « […] Les murs ont ajouté / les leçons d’architecture (Gothique / sur Roman / Baroque sur Renaissant) donnant vie / à la langue morte dans laquelle ils / priaient. […] » (p. 63). On parvient peu à peu, dans cette tour de Babel historique, faite d’empilements successifs, à l’époque contemporaine : « J’aime voir / des hiéroglyphes dans les traces des mouettes. / […] Je distingue la douleur / de ceux qui perdent de la perte totale de douleur. J’aime / sentir la musique tout autour de ma vie. / Je n’aime pas la Méditerranée / transformée en cimetière. / Je préfère le fond de l’âme aux fonds / d’investissement. Je distingue la liquidité des banques / de la liquidité de tes yeux. […] » (p. 97. « Un Pepsi ça ira ? »). 

Le poète a ainsi rejoint les drames de l’époque présente, auxquels nous assistons trop souvent impuissants. Il va même jusqu’à esquisser une forme de diatribe à l’encontre d’un personnel politique, insuffisant ou médiocre : « Dans quelle langue coule un fleuve quand / il traverse la frontière ? Une / lamproie hésite entre les rives du Minho / […] À Garda elle répond à son nom galicien (du / côté gauche à Caminha elle prend / son nom portugais) / la lampreabilingue est comme certains politiques / (tournant à gauche ou à droite selon / le fil du courant). La lamproie-politique le fait / toujours en douce – / elle prend ses jambes à son cou en voyant son nom trompeur / sous les feux / d’un menu » (p. 93). Ou encore : « Il / n’a pas été difficile à Lopes de se hisser au pouvoir / (car Lopes est petit et / pour monter plus haut il suffit d’être tout petit. Celui qui / par nature est grand ne sera jamais le premier (Lopes lui : il l’emporte toujours / même quand il est pourri). […] » (p. 91, « M. Lopes et le pouvoir »).

Sans le dire, sans que le recueil prenne l’allure d’un texte explicitement engagé, le poète nous montre qu’il n’est en rien indifférent aux drames dont l’espace méditerranéen est l’épicentre : « Un / troupeau de chrétiens dans la ville des hébreux – / ils voulaient seulement toucher les fentes / dans la pierre du Mur (envoyer / par l’entremise de leur Dieu un message / à notre Dieu). Dès l’entrée de la place / un soldat israélien a cherché si nous possédions / l’arme d'où nous aurions pu extraire la / Mort ou / le Mal. Rien de plus superflu. Ne savait-il pas ce / militaire qui veillait sur le divin que / soit ce Dieu-là est le même soit / il n’y a pas (du tout) / de Dieu ? » (p. 49). Poème ambigu dans la mesure où l’on peine à identifier l’origine de la voix. Qui parle ici, dans ce « nous » ?

Pour finir, la profession de l’auteur, praticien en chirurgie réparatrice, apparaît dans au moins trois poèmes. L’un se donne à lire comme une réplique à la Leçon d’anatomie du docteur Tulpde Rembrandt (1632), ce qui est une façon, le recueil se permettant un détour par la Hollande, de réaliser une espèce de mise en abyme, et, pour le poète, de s’inclure par le biais de sa profession, dans cette longue histoire du continent européen dont la Méditerranée constitue l’épicentre (« La leçon d’anatomie du Professeur Karl Breuing », p. 81). On notera un poème consacré aux « perruques des dames en chimiothérapie » (p. 79) où la métonymie permet d’évoquer, tout en pudeur, le drame humain présenté ici. De même, une opération pratiquée par l’auteur, est l’occasion d’un moment de trouble provoqué par la présence, et la proximité de la collègue du poète-praticien (« Confession à Hippocrate de Cos », p. 31).

Il s’agit donc d’un recueil d’une grande diversité, d’une grande richesse, le tout sous l’apparence de la plus grande simplicité, et qu’on lira avec grand plaisir.» 

 

PHILIPPE MATHYLe Journal des Poètes, Belgique, n. º2, 2020
Méditerranée / Mediterrâneo

«Les excellentes éditions Fédérop - je vous conseille d’aller visiter leur site - nous proposent une belle découverte: le poète portugais João Luís Barreto Guimarães. Il est né à Porto en 1967, partage sa vie entre son métier de praticien en chirurgie réparatrice et la poésie. « C’est un poète qui opère - dit-on de lui — et qui récite des vers dans le bloc opératoire». Il a publié une dizaine de recueils dont celui-ci, Méditerranée, premier livre traduit en français pour lequel il avait obtenu le prix national de Poésie Antonio Ramos Rosa (Faro).

Méditerranée! Si nous entendons chanter les noms de Rhodes, Messine, Syracuse, Marrakech, Cordoue, d’autres encore, rien de touristique dans ce périple. Le titre du poème « La Vie quotidienne de l'âme» est révélateur. Je cherche l'ineffable dans l'épaisseur de l'après-midi / si je ne garde dans un poème cette heure que j'ai traversée / ni elle ni cet après-midi jamais / n'existeront. écrit-il. Regard de poète tourné vers les choses les plus simples, comme les ailes des moulins de Mykonos […] coupant des rondelles de vent, un chat étiré à méditer, ou des statues auxquelles ils manquent des morceaux. S'il évoque parfois l'Histoire, la mythologie, c’est parce qu'il sait que la Méditerranée est la mer intérieure primitive / le bouillon matriciel mais aussi qu’elle est une mer qui n'appartient pas au passé/ (parce que le passé est présent) où / le temps passe lentement car toujours remis à plus tard / comme les chats dans les ruines (tuant / le temps / avec du temps) frappant de la queue des ennemis / imaginaires.

Toujours les êtres et les choses sont perçus avec tendresse. Une tendresse qui n’a rien de mièvre et peut même parfois devenir corrosive sous le sourire de l'humour. S'interrogeant sur la violence latente chez le plus calme des citoyens au début d’un poème, il le termine ainsi: Attends qu'une mouche se pose / et lui chatouille le nez et tu vas voir ce / qu'il est capable de faire - / l'assassin. Dans un poème consacré à ce qu'il aime ou n'aime pas, il écrit Je préfère le fond de l'âme aux fonds / d'investissement. Je distingue la liquidité des banques / de la liquidité de tes yeux. J'aime / une salade César sur une piazza de Rome. / Je n'aime pas demander un Coca-Cola et entendre: « Un Pepsi ça ira ? Des allers-retours fréquents entre le banal et le profond, des chutes de poèmes particulièrement soignées et un sens du sacré chez ce poète qui, visitant des églises, rend Grâce (s'il y a un Dieu) pour /la beauté/ agnostique de la pierre. Dans le tout dernier poème du recueil, il avoue je voudrais plus de la vie/ (plus que cet épais néant) / quoi exactement je ne sais l'expliquer / je ne sais. Sans doute me reprochera-t-on de trop citer. Peu importe, je ne suis pas là pour vous imposer une glose mais pour partager une belle découverte, non pour faire preuve d’un quelconque savoir, justement. Aussi, voici pour terminer en beauté : C’est bon de pouvoir ne pas savoir /de choisir l'ignorance / de me coucher en regardant le ciel (qui est le toit de toute chose) / sans y lire des intentions divines ou /des explications de / humain. Le sacré c'est d'être capable de voir mais / de vite baisser le regard -/ tel le coquelicot blessé qui des heures après avoir été recueilli /se rend en s'inclinant devant le mystère / du monde. Coup de cœur pour la découverte de cet auteur.»

 

MICHEL MÉNACHÉeurope, revue littéraire mensuelle, mai 2020
Méditerranée

«João Luís Barreto Guimarães, né en 1967 à Porto, pratique la chirurgie réparatrice et la poésie en traitant avec amour les mots et les corps. Son entourage affirme qu'il est « le poète qui opère et récite des vers dans le bloc opératoire ». Voici déjà une raison pour que ce onzième recueil — le premier traduit en français — retienne notre attention. L'auteur a été distingué dans son pays par le Prix national de poésie António Ramos Rosa. Le titre, Méditerranée, nous invite à embrasser et déborder les rivages qu'il a traversés, ou imaginés en d'autres époques, et recomposés dans une écriture aux multiples facettes. Les poèmes répartis en quatre sections sont enchâssés entre deux citations de l'écrivain Predrag Matvejević, qui défient toutes les lignes de démarcation : « Nous ne savons pas exactement jusqu'où va la Méditerranée », en ouverture ; et comme pour nous égarer davantage : « Les sages de l'Antiquité enseignaient que les confins de la Méditerranée se situent là où s'arrête l'olivier ». On peut entrer dans le livre de João Luís Barreto Guimarães partout, « où entre éther et terre chacun / oserait perdre », et se perdre, sans carte ni boussole.

Le poète médite sur la longue histoire de l'humanité et sur notre finitude, tantôt avec ivresse, tantôt avec sérénité, souvent avec une pointe d'humour pour tenir la mort et les brèches de l'exis­tence à distance : «Un dieu rétablit l'équilibre en détruisant ce qu'il a créé — / un être doit mourir tôt pour qu'un / autre puisse survivre. » A la gravité le trivial se mêle, à propos du lent éveil de l´homo sapiens depuis le Paléolithique, au cours d'une rêverie qui sombre dans le sommeil délicieusement soutiré d'un vin de « Douro, Réserve 2009 »... Dans le prestigieux musée de Turin, l'auteur s'interroge devant un sarcophage sur « la vie de l'âme égyptienne, [...] prisonnière d'un tel engagement... » À Mykonos, dans le monastère d'Ano Mera, il éprouve un sentiment d'injustice en brûlant des cierges : « Pour quelle raison Dieu n'est-il pas / dans les lieux défavorables ? / Dieu croit-il encore en Dieu ? / Demandé-je / pour demander. » Au Mur des Lamentations (« La boite aux lettres de Dieu » !), la présence d'un soldat israélien qui contrôle les visiteurs lui suggère un nouveau doute sur le divin : « ne savait-il pas [...] que soit ce Dieu-là est le même soit / il n'y a pas (du tout) / de Dieu ? » Une bicyclette retirée du fond d'un canal à Delft suscite une sombre vision existentielle : « (moi / toi et / ce chien) attentifs à la boue de l'Histoire […] la boue qu'un jour nous serons (toi / moi et le chien) »... À Malte, l'ironie s'attache à une particularité insolite révélatrice de superstitions ancestrales : «Dans l'église de Mdina la / tour comportait deux horloges (l'une / marquait l'heure exacte pour appeler les fidèles / l'autre l'heure fausse pour tromper le diable) Le / démon ne devait pas s'arrêter à des questions de temps / (même si l'heure en suspens tombe juste / deux fois par jour) / à cette heure-là la ville échappait au mauvais œil… » Quant aux nourritures terrestres, à Malaga, « tel le curé nous revenons à la Taberna del Obispo I pour communier de tortillas I de revueltos et / de calamares. Car là où se nourrit la foi / se nourrit l'Homme et / même le Saint-Esprit ne dédaigne pas ce lieu...»

João Luís Barreto Guimarães loue le don d'imagination « qui permet de figurer tout ce qui défigure », remembrer les statues antiques amputées, notamment. La médecine permet cela aussi et le poète-chirurgien ne manque pas l'occasion de rapprocher les miracles des mythes religieux des prouesses du bloc opératoire. Ainsi, « pour recréer le sein que la maladie a emporté. Dans / le théâtre anatomique de l'Université de Bristol / la mémoire des morts réside dans l'attention / des vivants. [...] Entre les mains du professeur Breuing ce sera comme / répéter Dieu. » Il évoque aussi les effets de la chimiothérapie sur les patientes atteintes d'un cancer, aux sombres pensées de « maîtresses chauves » tandis que sont coiffées et bichonnées leurs perruques. Enfin la poésie et la chirurgie peuvent aussi faire écho ensemble à l'émotion érotique. Dans Confession à Hippocrate de Cos, le chirurgien recoud la main d'un menuisier qui a perdu plusieurs doigts. Sous la table d'opération, entre ses genoux, le genou de son assistante s'est glissé : «(le feu de cet instant je le sens encore aujourd'hui) / après tant d'années perdues brûle encore / son absence comme dit le garçon qui sent (et / j'y crois croyez-moi) / le bout de ses doigts fauchés. »

Ce nouveau recueil de la collection Pau Froment nous fait découvrir un poète attachant, d'une profonde humanité. Si la traduction est méritoire, compte tenu des parenthèses notamment qui ne facilitent pas la tâche, on regrettera, au fil des vers libres, qu'elle soit restée très littérale au détriment de la prosodie dont le rythme s'aplatit quelque peu. Restent la sensibilité et la vivacité d'un esprit libre à l'imagination foisonnante.» 

 

CATHERINE DUMAS, postface à «Méditerranée», éditions fédérop, 2019

«Dans MéditerranéeJoão Luís Barreto Guimarães parle de sa réalité où l’apparence, susceptible d’être sans cesse modifiée (son métier est la chirurgie réparatrice), s’énonce sous de multiples facettes : humour, ironie, tendresse, érotisme diffus. Aucune touche n’est appuyée et les chronologies se chevauchent. Méditerranée est un musée, un paysage, un sentiment. Le titre de ce livre correspond à une notion qui va bien au-delà de la géographie physique et de l’histoire des nations. Elle déborde sans cesse sur d’autres réalités, d’autres imaginaires. Le poète voyageur et sa compagne amante emportent le lecteur dans un vertige de références, d’événements infimes, tout autant que de mouvements ébauchés. Car c’est bien d’ébauche dont il est question, de modification et de tectonique. Nous sommes confrontés dans cette poésie à une expérience de vie multiple où nous croisons personnages et chats énigmatiques. Le poète suggère de nous joindre à ses vers avec nos sensations, nos émotions et notre esprit rebelle. Ainsi ce chant pourrait-il peut-être réparer le monde…»

 

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